Portrait

Qui est-ce ?

Décideur ou exécutant ? Monstre fanatique ou bureaucrate quelconque ? Avant même l’ouverture du procès, l’affaire inspire quantité de livres, d’articles, de films, de bandes dessinées, le plus souvent sur le mode du sensationnel. Bien qu’Eichmann soit probablement le dignitaire nazi qui se soit le plus exprimé après coup sur son action et ses motivations, dans les nombreux textes qu’il a rédigés ou dans les interrogatoires avant et pendant son procès, il continue d’intriguer. Le déséquilibre est en effet trop grand entre sa personnalité, sans relief particulier, et les crimes dont il s’est rendu coupable. Or c’est son adhésion totale au nazisme, soulignée dans le jugement, qui a fait d’un homme soi-disant ordinaire, un personnage sortant de la norme. Ce déséquilibre entre l’homme et l’acte, entre la réalité visible quinze ans après et l’imaginaire que l’ampleur du crime suscite chez les observateurs constitue l’une des clés du procès.


Adolf Eichmann est né à Solingen, en Rhénanie, le 19 mars 1906, dans un milieu petit-bourgeois nationaliste. Peu doué pour les études, il quitte l’école à l’âge de 16 ans pour travailler comme représentant de commerce.


Il entre au parti nazi autrichien, en avril 1932, aidé par son ami Ernst Kaltenbrunner, autre futur dirigeant du IIIe Reich, et adhère presque aussitôt à la SS. En 1934, il entre au siège du Service de sécurité (Sicherheitsdienst - SD), à Berlin, une organisation encore embryonnaire. En 1935, il est affecté au Bureau des affaires juives (Judenreferat), une ascension rapide qui montre qu’Eichmann a très tôt été en osmose avec les valeurs du noyau central de l’appareil nazi, contrairement à ce qu’il dira lors de son procès.


Eichmann se concentre alors sur la connaissance du judaïsme. Il apprend même des rudiments d’hébreu. Il se spécialise sur la question de l’émigration, première option des nazis pour exclure les Juifs d’Allemagne. On le décrit comme un « professionnel » en ce domaine et lui-même tentera de faire croire qu’il était animé d’un antisémitisme « rationnel », différent du nazi fanatique de base. En 1937, il entre en contact avec des représentants de l’Agence juive pour étudier la possibilité d’une émigration des juifs allemands vers la Palestine. Il effectue même, avec Herbert Hagen, l’un de ses supérieurs (et futur responsable du Sipo-SD de Bordeaux), un voyage en Palestine et en Égypte, en octobre 1937. Ils débouchent, en 1939, par l’émigration en Palestine d’environ 17 000 personnes.


Après l’annexion de l’Autriche, le 12 mars 1938, Eichmann est chargé d’organiser la mise au pas des communautés juives du pays. Son action brutale, la première du genre hors du territoire allemand, débouche sur l’expulsion de 50 000 personnes. Il réitère l’opération à Prague, en avril 1939, après l’invasion de la Tchécoslovaquie. Son efficacité à inventer de nouvelles méthodes, en particulier la participation des victimes à leur propre persécution et la capacité de rendre celle-ci rentable par la spoliation, font de lui le spécialiste incontesté de l’émigration forcée.


En septembre 1939, une fois la guerre déclenchée et les frontières fermées, l’option de l’émigration est abandonnée au profit d’une « solution territoriale » : la déportation vers des zones sous contrôle nazi. En octobre 1939, Eichmann prend la tête du Service central de l’émigration du Reich qui devient en février 1940 une section de la Gestapo (Amt IV B4), elle-même insérée dans le nouvel Office central de sécurité du Reich (Reichssicherheitshauptamt - RSHA), dirigé par Heydrich sous la tutelle de Himmler. Ce service revendique le monopole de toute la « question juive » et organise les premières déportations vers l’Est. Plusieurs milliers de juifs allemands, autrichiens, tchèques, polonais sont envoyés dans la région de Nisko, près de Lublin, où Eichmann prétendit par la suite avoir voulu créer un « territoire juif » inspiré du « sionisme », alors que la plupart y furent abandonnés sans ressources.


Après la défaite de la France, en juin 1940, Eichmann s’investit dans la préparation du « Plan Madagascar », colonie française où les nazis pensaient pouvoir créer une « réserve ». Mais il est abandonné en octobre 1940 car sa réussite dépendait d’une issue favorable de la Bataille d’Angleterre. L’émigration forcée fait alors définitivement place à la concentration des juifs dans des ghettos et dans des camps.


Après l’invasion de l’URSS et le début de l’extermination par fusillades massives des Juifs soviétiques, en juillet 1941, le rôle d’Eichmann change. Le spécialiste de l’émigration et de la germanisation, nommé Obersturmbannführer (lieutenant-colonel), son grade le plus élevé, en octobre 1941, participe désormais à la planification d’un génocide sans précédent et à l’échelle d’un continent. Il suit la mise en œuvre des mesures discriminatoires (l’étoile jaune), organise de nouvelles vagues de déportations du Reich et de Bohême-Moravie vers les territoires conquis à l’Est, participe à la transformation du camp de Terezin, visite les lieux où se mettent en place les centres de mise à mort (Lublin et Belzec, Chelmno, Treblinka, Auschwitz). Contrairement à l’idée répandue par la notion de « crime de bureau », inventée lors du procès, Eichmann est aussi un homme de terrain, combinant des fonctions d’administration et d’inspection.


Le 20 janvier 1942, il est chargé par Heydrich d’organiser la conférence de Wannsee, une réunion interministérielle sur les modalités de la mise en œuvre de la Solution finale, dont il rédige le procès-verbal. Celle-ci constitue un moment décisif dans le consentement des différentes administrations du Reich à l’option génocidaire. Au premier semestre 1942, il se rend en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Slovaquie, en Italie, au Danemark, pour y lancer le processus des déportations. De 1942 à 1944, Eichmann devient ainsi « l’administrateur en chef du plus grand génocide de l’histoire », suivant la formule de son biographe David Cesarani. S’ensuit une séquence paroxystique de mises à mort : à la mi-juin 1942, 80% des futures victimes du génocide sont encore en vie ; un an après, la proportion s’est inversée.


De mars à décembre 1944, Eichmann, installé à Budapest avec son service, joue un rôle déterminant dans l’extermination des juifs de Hongrie : près de 400 000 personnes déportées, dont 275 000 assassinées, essentiellement à Auschwitz.


Lors de la chute de Berlin, en avril 1945, Eichmann s’enfuit en Autriche. Mais il est arrêté et détenu dans un camp américain en Bavière. Il parvient à s’évader le 5 février 1946, sans avoir été identifié et alors que son nom a été cité au procès de Nuremberg. En juillet 1950, grâce à la complicité de réseaux catholiques et anticommunistes, il s’enfuit sous une fausse identité, celle de Ricardo Klement, en Argentine, pays qui abrite alors de nombreux criminels nazis.


Le 29 mai 1961. Session 56.
En 1944, Joel Brand était représentant d’un parti sioniste et responsable d’un comité de sauvetage des Juifs en Hongrie. Interrogé par le procureur général Hausner, il raconte sa rencontre avec Eichmann, qui a eu lieu en avril 1944 à Budapest.

Coll. Israel State Archives/The Steven Spielberg Jewish Film Archives of the Hebrew University of Jerusalem and the World Zionist Organization.

« Ich Adolf Eichmann »

Eichmann présente ainsi une particularité parmi les dirigeants nazis : il est l’un des seuls à s’être autant exprimé et justifié après coup. Même si ses nombreux écrits sont mensongers, ils offrent une vision de l’intérieur des mécanismes au plus haut niveau de la « Solution finale ». Ces différents textes rédigés ou retranscrits de l’oral, sont souvent annotés de sa propre main. Ils varient sans cesse quant au contenu et couvrent des milliers de pages qui viennent compléter les interrogatoires menés avant et durant le procès. Si l’on y trouve une volonté de se dédouaner ou de minimiser son propre rôle, jamais il ne nie l’existence d’un génocide programmé des Juifs.


Le document le plus important reste son interrogatoire en prison, relu, annoté et signé par ses soins. Il a été conduit en allemand par Avner Less, un officier de police d’origine allemande, né à Berlin en 1916, exilé en France en 1933, dont le père fut déporté en 1943. Il a duré 275 heures, étalées sur 90 entretiens menés entre le 29 mai 1960 et le 2 février 1961, qui ont débouché sur plus de 3564 pages de retranscription : c’est l’une des pièces maîtresses de l’accusation.


Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’accusé s’exprime sur son action. En Argentine, l’ancien nazi rédige ainsi à ses heures perdues, en 1956, un volumineux manuscrit intitulé « Les autres ont parlé, maintenant, je veux parler ». Dans ce premier corpus, un texte manuscrit, écrit sans doute entre 1953 et 1956, occupe une place à part. Il s’agit de 83 pages « Objet : Ma mise au point concernant les ”Questions juives et les actions du gouvernement national-socialiste allemand en vue d’une solution à cet ensemble durant les années 1933-1945” ». Il a sans doute été rédigé en préparation aux entretiens qu’il a eus à l’époque en Argentine avec un ancien officier de la Waffen SS d’origine hollandaise devenu journaliste en Argentine, Willem Sassen. Ce texte témoigne surtout du projet d’Eichmann d’écrire son propre ouvrage et sa volonté d’intervenir dans le débat public. Composé de feuillets manuscrits, il fut utilisé comme preuve à charge lors du procès.


Les « entretiens Sassen » ont été réalisés entre avril et novembre 1957. Ils avaient semble-t-il pour objectif de rédiger une « histoire » de la « Solution finale » vue de l’intérieur, qui aurait répliqué aux premiers ouvrages d’une historiographie comptant déjà quelques auteurs importants (Gerald Reitlinger, Léon Poliakov), en tentant de prouver que le nombre de Juifs assassinés était bien inférieur à ceux que ces derniers avançaient. Eichmann, en revanche, souscrit semble-t-il au projet avec l’intention de montrer l’efficacité de son action. Enregistrés sur un magnétophone, puis retranscrits, ces entretiens couvrent un millier de pages. La défense prétendant qu’ils étaient inauthentiques, seules 83 pages manuscrites d’Eichmann ainsi que 83 autres transcrites et annotées par lui seront acceptées comme documents durant le procès.


En Israël, Eichmann continue d’écrire – plus de 50 pages manuscrites par jour ! Il y a rédigé une version courte de ses « Mémoires », en 127 pages, entre la fin mai et la mi-juin 1960, également présentées au procès sous le titre « Mémoires manuscrits de l’accusé » Il faut y ajouter les très nombreuses notes qu’il prend au cours des audiences, notamment à l’écoute des témoins. Ils forment une série de carnets pris sur le vif. Durant le procès, l’interrogatoire (conduit par son avocat) et le contre-interrogatoire (mené par le procureur) forment un nouvel ensemble de près de 500 pages relativement cohérent sur son action. C’est la partie publique, donc la plus connue de ses déclarations.


Le 20 juillet 1961. Session 105. Le juge Raveh demande à Eichmann de revenir sur son interprétation de la morale du philosophe Kant.

Coll. Israel State Archives/The Steven Spielberg Jewish Film Archives of the Hebrew University of Jerusalem and the World Zionist Organization.