Juger Eichmann

Le droit de juger

« Les Juifs eurent à combattre pour avoir le droit de juger Eichmann comme ils eurent à combattre si souvent par le passé pour un droit qu’on accordait sans discussion aux autres », écrit le procureur Gideon Hausner, dans le récit qu’il publie en 1966. Le terme de droit soulève ici une double question : la légitimité du procès et ses fondements juridiques. Les deux sont intimement liés comme à Nuremberg où l’on contesta aux vainqueurs le droit de juger les vaincus, comme ici aux victimes le droit de juger les assassins.


Le procès de Jérusalem repose sur une loi pénale promulguée en 1950 concernant le jugement des nazis et de leurs collaborateurs. Celle-ci punit de mort les "crimes contre le peuple juif", les "crimes contre l'humanité" et les "crimes de guerre", tous trois imprescriptibles. Elle a fait couler beaucoup d’encre car elle s’écarte des procédures criminelles habituelles. C’est une loi rétroactive, s’appliquant à des faits commis hors du territoire, autorisant la poursuite de faits déjà jugés auparavant. Appliquée à des crimes commis contre les Juifs européens avant la création de l’État d’Israël, elle confère à celui-ci une pleine et entière légitimité pour juger en leur nom et même au nom de tous les Juifs morts ou vivants. Le débat, politique et philosophique autant que juridique qui éclate alors constitue un tournant dans l’histoire de la mémoire de la Shoah : il montre la difficulté de tenir compte à la fois de la ingularité historique de ce crime qui a visé exclusivement les Juifs, et d’affirmer en même temps sa portée universelle.


Les acteurs de l’époque ne perçoivent pas encore le caractère exemplaire de ce procès qui constituera une étape dans la répression des grands crimes de masse. Ils voient plutôt la continuité dans laquelle il s’inscrit. Le procès Eichmann est l’héritier des procès de Nuremberg dont les traces sont omniprésentes : par les documents utilisés (dont ceux du Centre de documentation juive contemporaine de Paris), par les incriminations (le crime contre l’humanité, le crime de guerre), par la présence de certains de ses protagonistes (le juge Michael Musmanno et le psychologue Gustave M. Gilbert, tous deux cités à la barre), par le rôle d’édification pour l’Histoire donné aux témoins ou encore aux films qui y sont projetés. Le gouvernement israélien défend également l’idée que la procédure doit se comparer à celles conduites après 1945 dans tous les pays anciennement occupés pour juger les nazis et les collaborateurs. Les procès d’épuration furent souvent l’occasion de réaffirmer une identité nationale altérée par la guerre, le nazisme et la collaboration, comme en France où l’épuration se fit en grande partie au nom d’une dignité nationale bafouée. Israël s’engage dans une même voie, cherchant à montrer qu’il est un peuple comme les autres parmi ceux qui ont été victimes du IIIe Reich. Punir lui-même l’un des meurtriers des Juifs européens, c’est renforcer les fondements de son existence.


Au terme de l’acte d’accusation du 1er février 1961, Eichmann comparaît devant le tribunal régional de Jérusalem, un tribunal ordinaire et non une juridiction d’exception comme le furent le Tribunal militaire international de Nuremberg ou la plupart des juridictions d’épuration nationales.


Le 17 avril 1961. Session 6.
Le président du tribunal, répondant aux objections de l’avocat Servatius, lit la décision de la cour qui se déclare compétente pour juger Eichmann.

Coll. Israel State Archives/The Steven Spielberg Jewish Film Archives of the Hebrew University of Jerusalem and the World Zionist Organization.


« La procession infinie des témoins… »

« … venus relater leur supplice ». C’est en ces termes que le poète, journaliste et écrivain israélien Haïm Gouri décrit l’un des éléments les plus mémorables du procès Eichmann : la présence de plus d’une centaine de témoins, presque tous des survivants, tous juifs sauf deux, presque tous s’exprimant pour la première fois – liste à laquelle il faut ajouter les témoins de la défense, pour la plupart d’anciens responsables nazis, dont les dépositions furent recueillies en Allemagne. Ces témoins parlent des heures et des jours durant. Non sans la crainte de ne trouver les mots, de n’être pas crus, d’informer leurs proches alors dans l’ignorance de ce qu’ils ont traversé. Le procès Eichmann accorde cependant au témoin une place centrale et inhabituelle. Les survivants y ravivent les souvenirs d’un passé déjà estompé pour leurs contemporains – à tel point qu’on sollicite parmi eux un historien (Salo Baron) pour rappeler ce que fut le judaïsme européen d’avant 1939 –, affrontant des générations peu préparées à les comprendre ou simplement à les entendre, contraints de revivre leurs souffrances, souvent avec une intensité que le temps n’a pas atténuée, et alors qu’ils ont reconstruit une autre vie, connu d’autres joies et d’autres peines. Cette procession de survivants secoue la société israélienne et modifie probablement l’image du pays. Elle oppose à l’image fondatrice d’un judaïsme héroïque et combattant, la réalité massive, sans doute inassimilable de l’extermination de près de six millions de civils innocents qui n’avaient aucune vocation à devenir les martyrs d’une cause passée, présente ou future.


Le 25 mai 1961. Session 52.
Pinhas Freudiger était l’un des dirigeants de la communauté orthodoxe de Budapest en 1944. Interrogé par le procureur Bach, il relate le moment où il a appris ce qu’arrivait aux Juifs hongrois à Auschwitz.

Coll. Israel State Archives/The Steven Spielberg Jewish Film Archives of the Hebrew University of Jerusalem and the World Zionist Organization.


Pinhas Freudiger était l’un des dirigeants de la communauté orthodoxe de Budapest en 1944. Interrogé par le procureur Bach, il relate le moment où il a appris ce qu’arrivait aux Juifs hongrois à Auschwitz.


« Ouvrir le tribunal au public du monde»

Le 8 novembre 1960, le gouvernement israélien signe un contrat avec la Capital Cities Broadcasting Corporation en vue de filmer l’intégralité du procès qui s’ouvrira quelques mois plus tard. L’idée est de permettre une large diffusion d’un événement dont tout le monde pressent l’importance, notamment grâce à la télévision. Si celle-ci n’existe pas encore en Israël, elle connaît alors un véritable essor aux États-Unis et en Europe. La décision de filmer le procès s’inscrit là aussi dans la logique de Nuremberg qui fut le premier grand procès filmé de l’Histoire produisant des archives pour la postérité. À l’ère de la communication de masse, elle répond aux objectifs de tout procès ordinaire en régime démocratique : l’oralité et la publicité des débats, principes nés des Lumières. C’est la parole librement exprimée de l’accusé, des témoins et des autres acteurs qui doit fonder la conviction de la cour, et c’est la publicité donnée aux échanges contradictoires en audience qui peut seule garantir le bon exercice de la justice.


L’innovation n’est pas sans risques : Robert Servatius, l’avocat d’Eichmann, objecte que la présence des caméras peut influencer les témoins et que les images pourront donner par la suite une perception faussée, notamment des arguments de la défense. D’autres craignent que la maîtrise du procès n’échappe aux magistrats. Mais ces inconvénients, en partie réels, ne résistent pas à la possibilité ainsi offerte grâce aux technologies modernes de laisser une archive durable de l’événement et surtout d’« ouvrir le tribunal à un public mondial », une expression de Leo Hurwitz, le réalisateur choisi pour filmer les débats.


Sur cette vue du côté gauche de la salle du tribunal, on remarque la fenêtre rectangulaire derrière laquelle une des caméras est dissimulée. Jérusalem, 1961.


Coll. Israel State Archives.